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vendredi, 26 avril 2024
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Les relations entre la Tunisie et l’UE: la souveraineté nationale sous haute tension?

Par Mohamed Limam

Décider en dernier ressort est sans doute ce qui résume le mieux la notion de souveraineté. Un État souverain est celui qui décide en dernier ressort et en toute indépendance dans la conduite de ses affaires internes et externes. Selon Bodin (Les Six Livres de la République, 1608), « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) c’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Il ajoute, elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ». Or, l’histoire récente des relations internationales montre à quel point cette conception est remise en question.

De multiples concepts sont mobilisés, particulièrement depuis deux décennies, pour rendre compte de cette remise en question : Post-territorial world (Van Staden, Vollaard, 2002), Empire normatif (Manner, 2002), néomédiévalisme (Jan Zielonka, 2006) ou encore “global governance” (Neuman, 2008), etc. Ces constructions idéal-typiques expliquent chacune à son tour et selon un focus bien déterminé les défis ou difficultés de la notion de souveraineté, susceptibles d’altérer la résistance du modèle Westphalien de l’État-nation.

Bien plus, toute cette littérature converge pour dire que l’État national subit l’essor d’un nouveau régionalisme, caractéristique du monde médiéval, sous l’effet notamment de la prolifération des accords de libre-échange, transformant au passage la cartographie du monde et des États-nations. La notion d’empire s’invite dans le débat à travers le concept de soft empire ou d’empire normatif. Dans la littérature mentionnée ci-haut, l’UE est qualifiée d’empire normatif. La normative empire Europe opère principalement à travers le transfert des normes, de savoir-faire et des valeurs à ses voisins (Limam et Del Sarto, 2015). En plus de ce transfert des normes, l’UE met en place tout un dispositif sécuritaire et militaire aux mains de ses voisins pour qu’ils prennent en charge la sécurité de ses frontières extérieures. Cette manière de procéder place l’UE dans une situation hégémonique qui pourrait mettre à mal la souveraineté de ses voisins et altère les termes de leur coopération.

Cette tension entre coopération, souveraineté et hégémonie on la retrouve dans les négociations en cours entre la Tunisie et l’UE portant respectivement sur l’Accord de libre-échange complet et approfondi  (ALECA) et le Partenariat pour la mobilité (PPM).

Après avoir conclu un accord libre échange sur les produits manufacturés, entré en vigueur en 2008, l’UE cherche à travers les négociations actuelles de l’ALECA à ouvrir davantage les échanges commerciaux pour couvrir, notamment, le commerce des services et libéralisation des investissements, l’agriculture et pêche, les marchés publics, les droits de propriété intellectuelle. Bref, quasiment tous les domaines couverts par les accords de l’OMC. Cette ouverture du marché tunisien, en particulier, doit s’accompagner d’une refonte profonde du cadre juridique le régissant. Cette refonte devrait aboutir à un arrimage sur la législation européenne dans les domaines visés. Cet arrimage conduirait la Tunisie à intégrer d’autres normes relatives aux mesures sanitaires et phytosanitaires ainsi que les textes relatifs à la concurrence, aux marchés publics et aux mesures de défense commerciale, etc.

En un mot, les normes européennes doivent prévaloir : les échanges commerciaux se feront selon nos règles, nos normes et nos valeurs, dirait l’UE. L’UE cherche, en effet, à intégrer la Tunisie dans un modèle que cette dernière n’a pas accepté dans le cadre de l’OMC. C’est pour cela que l’ALECA représente une sorte d’ « OMC plus » pour la Tunisie. Bien plus, dans le cadre du chapitre sur les marchés publics, le projet ne mentionne pas les mesures dérogatoires au profit de la Tunisie au titre du traitement spécial et différencié, pourtant prévu dans le cadre de l’accord plurilatéral de l’OMC.

Le chapitre sur les services donne lui aussi un autre exemple de la difficulté de la coopération et la tendance de l’UE à dicter ses desiderata, ce qui l’empêche de concevoir l’ALECA en véritable accord préférentiel, ce qui est la nature même des accords de libre-échange, notamment ceux conclus entre un pays développé et un pays en développement. Il est à constater que les négociations sur les services butent sur la question de la mobilité des fournisseurs des services tunisiens. En effet, la partie tunisienne demande à avoir une exemption de visa dans le cadre du mode 4. Or, l’UE a refusé cette perspective et avait cherché à transférer la question dans le cadre des négociations sur l’accord sur la facilitation des visas. La position de l’UE sur ce point, notamment, renseigne bien sur l’asymétrie qui caractérise les négociations actuelles. D’ailleurs le négociateur en chef de l’ALECA pour la Tunisie (2018) s’insurgea en disant : « Il est inconcevable qu’un investisseur tunisien se trouve obligé d’accomplir toutes les démarches d’obtention de visa pour pouvoir se rendre dans un pays européen, tandis qu’un investisseur européen a la possibilité de venir en Tunisie à tout moment. ».

Or, si l’on est dans le cadre d’un accord préférentiel, et qui plus est, se négocie avec un partenaire à qui l’UE a octroyé le statut de partenaire privilégié depuis 2012, il n’est pas saugrenu que la Tunisie demande des concessions pour ses fournisseurs des services qui aillent au-delà de ce qui est prévu dans la cadre de l’accord sur la facilitation des formalités des visas.

Ceci est d’autant plus justifié que les négociations sur la facilitation des formalités des visas, non seulement excluent la perspective d’un régime d’exemption de visa, mais n’offre rien de nouveau par rapport à ce qui est déjà proposé par les États membres. Bien au contraire, la révision du code Schengen en 2019 a été l’occasion de transformer le visa en un instrument de pression aux mains de l’UE pour obtenir de la Tunisie un accord sur la réadmission, plus d’implication dans le contrôle des frontières extérieures de l’UE contre l’immigration non choisie et la sous-traitance de la gestion de la question de l’asile. Ce qui revient de facto à une sorte d’extension des compétences territoriales de l’UE lui permettant d’exercer des attributs de la souveraineté au cœur même d’une entité étatique souveraine. Toutefois, si la Tunisie se montre peu coopérative, faut-il entendre qui ne se soumet pas, le code Schengen autorise l’UE via les autorités consulaires de ses États membres à rendre plus sévères les conditions/formalités d’octroi du visa Schengen et à augmenter les frais d’examen de la demande de visa. Autant dire, seul l’empire hégémonique peut ériger l’insécurité juridique en norme.

Pour lors, il est certain que les négociations se déroulant dans le cadre du partenariat pour la mobilité et portant sur les deux accords relatifs à la facilitation des formalités des visas et à la réadmission n’avancent pas comme le souhaite l’UE. Il n’en demeure pas moins vrai que la coopération entre la Tunisie et l’UE en matière de contrôle des frontières extérieures de l’UE et la lutte contre l’immigration non choisie est une réalité. En fait, la tendance récente dans la coopération de facto s’adosse à des accords/arrangements administratifs « transgouvernemenatux », se situant au niveau des directions générales des ministères concernés. Ainsi faisant, ces arrangements échappent d’une part au contrôle politique des parlements et d’autre part au contrôle juridictionnel, qui pourrait s’exercer sous forme de recours pour illégalité et/ou pour inconstitutionnalité.

Ces observations dessinent assez rapidement les contours de la coopération entre l’UE et la Tunisie (c’est le cas aussi pour les autres voisins de l’UE) marqués par une tendance hégémonique de la première nommée. Cette tendance hégémonique met sous haute tension la souveraineté nationale du voisin/partenaire. Toutefois, la souveraineté nationale n’est pas un concept figé et encore moins une réalité statique. La souveraineté est une construction mouvante et est influencée par la stratégie des acteurs et le contexte de leur interaction. La réciprocité, corolaire « naturel » de la souveraineté, n’est toujours pas arithmétique et encore moins systématique. Les accords préférentiels, la non-réciprocité de l’exigence de visa d’entrée illustrent ce caractère mouvant de la notion de la souveraineté étatique.

Qui plus est, la tendance hégémonique de l’UE et de ses États membres n’a pas conduit, jusque-là du moins, à des résultats probants en leur faveur. En matière migratoire, la coopération sur la base d’arrangements formels ponctuels ou des ententes informelles n’est pas de nature à rassurer sur la constance et la viabilité d’une telle stratégie. La question de la réadmission des ressortissants non-tunisiens continue à ralentir les négociations en cours. D’un autre côté, les négociations portant sur l’ALECA avancent à pas de tortue. L’asymétrie des concessions en faveur de l’UE et le blocage sur la question de la mobilité des fournisseurs des services tunisiens justifient les résistances de la Tunisie. Cette résistance n’est pas insolite. Tholens et Del Sarto (2020) démontrent que, très souvent, les partenaires « faibles » résistent à la pression de l’UE et calculent stratégiquement les buts à atteindre de leur coopération ou de leur défection.

Quel que soit l’agnosticisme de son inspiration, la coopération entre la Tunisie et l’UE pourrait offrir ceci de bon : cesser d’opposer jusqu’à l’irréductibilité la souveraineté étatique et la coopération. Un traitement spécial et différencié en faveur de la Tunisie ne doit pas prendre la souveraineté de cette dernière en otage. Beaucoup plus que le statut de partenaire privilégié, l’exception démocratique tunisienne représente une opportunité inouïe pour montrer à toute la région les potentialités dont la coopération entre deux entités souveraines mais surtout démocratiques recèle.

Mohamed Limam
Enseignant Universitaire | Plus de publications

Mohamed Limam, enseignant universitaire et HDR en Science Politique. Il était Chercheur Associé au Robert Schuman Centre for Advanced Studies, Institut Universitaire Européen, Florence – Italie (2012-2014, basé à Florence) et (11/16 – 03/17, basé à Tunis). Ses domaines de compétence couvrent notamment : Les relations entre l’UE et ses voisins du Sud de la méditerrané, la politique migratoire de l’Union Européenne, la politique migratoire de la Tunisie, le système politique tunisien ainsi que l’expérience tunisienne en matière de Justice transitionnelle.

Mohamed Limam
Mohamed Limam, enseignant universitaire et HDR en Science Politique. Il était Chercheur Associé au Robert Schuman Centre for Advanced Studies, Institut Universitaire Européen, Florence – Italie (2012-2014, basé à Florence) et (11/16 – 03/17, basé à Tunis). Ses domaines de compétence couvrent notamment : Les relations entre l’UE et ses voisins du Sud de la méditerrané, la politique migratoire de l’Union Européenne, la politique migratoire de la Tunisie, le système politique tunisien ainsi que l’expérience tunisienne en matière de Justice transitionnelle.