Foundo

jeudi, 25 avril 2024
search

Souveraineté et Mondialisation:Exemple du Cas Tunisien

Par Mohamed Fadhel Mahfoudh

Introduction :

Le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, dont on parle aisément actuellement, est sans doute l’un des droits majeurs qui a été conquis par l’humanité et par les peuples qui n’étaient pas maîtres de leurs sorts.

En effet, le mouvement de la colonisation qu’entreprenaient les grandes puissances du 16ème et 17ème siècle, et qui s’est prolongé jusqu’à la première moitié du 20ème siècle, avait pour fondement la conquête et l’exploitation de toutes les ressources et de tous les rapports de production, basées sur la force militaire, et le droit de s’approprier les richesses conquises.

« Les victoires » que nous mettons entre guillemets, puisqu’il n’y avait pas ou peu de véritables batailles, justifiaient cette appropriation.

Bien entendu, ce processus a mis des décennies, voire des siècles pour se mettre en place et les colonisateurs ont essayé de justifier leurs conquêtes, non plus par leur triomphe militaire, mais par un certain devoir d’acculturation des populations indigènes, dans une espèce d’élan civilisateur à leurs yeux, pour ces ignares et ces « sauvages ».

Il aura fallu attendre la fin du 19ème siècle et le début du 20eme avec la 1ère guerre mondiale de 1914-1918 et le désastre humanitaire qu’elle a causé, pour que certains mouvements de libération nationale connaissent leurs premiers balbutiements, pour commencer un long parcours de libération et de consécration du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes.

L’entrée en lice des Etats- unis d’Amérique, pays vainqueur de la 1ere guerre mondiale va encourager ce processus avec la déclaration du président américain Wilson de janvier 1918, et qui comporte 14 points, adoptés avec beaucoup de difficultés par le traité de paix de Versailles.

Parmi ces points, l’on retrouve 3 points essentiels, à nos yeux, qui vont commencer à transformer le monde vers une vision américaine des relations internationales :

-le libre échange

-la démocratie

-la restitution des souverainetés et l’autodétermination.

Par ailleurs, le désarmement est une obligation facultative, pour celui qui le pourrait, à l’instar de notre obligation du rite du pèlerinage musulman.

La charte des nations unies de 1945 et le pacte sur les droits civils et politiques de 1966 vont consacrer définitivement le concept du droit des peuples de disposer d’eux- mêmes.

La contradiction ou la complémentarité de ces principes et leurs impacts sur nos sociétés, embarrasse les chercheurs, mais aussi les femmes et hommes politiques qui ont recours à des gymnastiques d’esprit pour concilier la mondialisation des rapports d’une part, et le souverainisme fier, de l’émancipation accomplie.

Essayons d’analyser cette évolution qui met à mal des principes chers aux peuples émancipés.

La mondialisation des rapports basée sur le libre-échange et l’intérêt bilatéral et multilatéral, remettent effectivement des notions et des valeurs conquises la plupart du temps par la force comme la souveraineté nationale et la volonté générale, voire la souveraineté populaire, et la volonté populaire.

Ce malaise touche de plein fouet la transition démocratique tunisienne qui essaie de consacrer l’indépendance conquise, mais qui réagit des fois frileusement par rapport à cette équation.

I/ la remise en question du principe du souverainisme

   1-causes endogènes liées à la genèse

Nous avons rappelé dans l’introduction quelques faits historiques d’une importance capitale pour la compréhension du phénomène.

En effet, deux éléments majeurs ont contribué à notre sens à ce que le souverainisme originel soit porteur des gènes de son échec, malgré toutes les bonnes intentions des leaders nationaux de l’ère post-coloniale, comme Bourguiba en Tunisie ou Nkrumah au Ghana.

Nous prenons ces deux exemples pour leur sens du nationalisme qu’ils ont fondé sur la notion de l’Etat-Nation, certes, mais sans intentions belliqueuses ou antinomiques vis-à-vis de leurs colonisateurs respectifs.

Le premier élément qui a contribué à cette genèse malformée, est en liaison directe avec les rapports de force internationaux.

En effet, l’Amérique, nouvelle puissance conquérante, avait pour souci majeur, non pas le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, mais d’asseoir son autorité et sa puissance sur des valeurs aux antipodes des valeurs des anciennes puissances coloniales.

Ses intérêts commerciaux, financiers et économiques et militaires, passaient inexorablement par une remise en question radicale des principes qui ont gouverné le monde pendant quatre siècles.

La restitution des souverainetés et le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes ne sont en fait que des corollaires au principe fondamental nouveau qu’est le libre-échange.

Ce principe, une fois généralisé, justifié et adopté par les Etats ou les nations, noie toute idée de souverainisme.

Le libre-échange, la multilatéralité des relations commerciales engendrent un enchevêtrement des intérêts au point que tout unilatéralité sur quelque fondement que ce soit, n’aurait aucun sens pratique et pragmatique.

Ceux qui s’y sont essayés, l’ont payé au prix fort : Diabolisation, marginalisation sur la scène internationale et sanctions économiques puis militaires, si besoin est.

2-causes exogènes liées à l’évolution.

Les États indépendants post colonisation, avaient pour soucis, outre le fait de construire des États dignes de ce nom avec un territoire, un peuple ou une nation et des institutions, le développement économique, social et culturel.

Ces objectifs du développement ont été très difficiles à réaliser pour multiples raisons que nous allons essayer d’énumérer dans une liste non exhaustive.

-la majorité des pays émancipés ont essayé de calquer le modèle occidental sans tenir compte des spécificités culturelles et civilisationnelles des entités et des populations.

-ces États-nations émergents se sont dotés d’institutions au service des classes politiques qui ont participé à l’œuvre de la libération et de l’indépendance et non pas à l’intérêt supérieur.

-les leaders historiques, charismatiques, mais aussi patriotes pour la plupart d’entre eux, se sont trouvés confrontés à un dilemme cornélien : pérenniser leurs pouvoirs en recourant à la protection politique et militaire de leurs anciens colonisateurs, en échange d’accords économiques et commerciaux en faveur de leurs protecteurs.

-les dictatures et les États corrompus deviennent la règle rongée par le clientélisme, le népotisme et l’économie de rentes.

-les aides publiques internationales au développement allouées à travers des institutions et des organisations internationales et régionales, étaient tributaires du degré d’allégeance aux recommandations véhiculées via ces mêmes institutions.

-l’aide internationale et surtout américaine, au développement prendra une tournure différente puisque celle-ci sera allouée aux peuples et aux nations qui s’inscrivent dans la promotion des valeurs universelles des droits de l’homme et de la démocratie.

Ces aides liées ne peuvent que mettre à mal les souverainetés et le souverainisme, déjà fragilisés par les rapports de force internationaux et technologiques qui sont du côté des puissances internationales qui en arrivent même à jouer le rôle des gendarmes quand un souverainiste ne se plie pas à leurs exigences.

II/La transition démocratique tunisienne face aux défis du désouverainisme.

  L’hégémonie des puissances militaires et économiques a eu tout au long de son histoire, cette caractéristique de capacité de renouvellement et de mues, certes liés à des circonstances historiques, mais aussi en étroite liaison avec un processus de mondialisation et de globalisation des rapports et des valeurs.

Les droits de l’homme sont des valeurs universelles

, les finances internationales s’universalisent aussi au point que des agences de notation internationale dans ces deux domaines déterminent qui est le bon élève et qui l’est moins

Des cours internationales de justice ont été instaurées pour poursuivre et condamner « les délinquants » à l’ordre établi.

Qu’en est-il de la transition tunisienne face à de telles transformations et de tels défis ?

  1/ Transition choisie ou imposée ?

Les adeptes de la théorie du complot affirment sans aucune retenue, que le printemps arabe, et par conséquent tunisien ne serait qu’une conspiration internationale contre la volonté des peuples et qui a pour but d’asseoir encore une fois l’hégémonie des puissances dans la région.

Nous pensons que pour le cas tunisien, il faudrait peut-être relativiser les choses et essayer d’éclairer différents angles de diagnostic.

D’abord, l’adhésion du peuple tunisien aux valeurs universelles ne date pas de la révolution. Au contraire, l’État moderne bâti par les fondateurs, s’est investi dans les droits économiques et sociaux, santé, éducation et droits de la femme dès les premières années post indépendance.

Nos pionniers ont su que le souverainisme ostentatoire, sans raisons et sans fondements, ne peut que nuire au développement et le rattrapage des retards au progrès.

Ensuite, l’exaltation de ces droits a régénéré les militants pour l’indépendance, et a engendré des « élites de masse » instruites et cultivées qui n’ont pas mis beaucoup de temps pour contester l’ordre établi post colonial et l’ont fait à différentes reprises : le mouvement « perspectives », le mouvement estudiantin des années 70, les soulèvements de 1978 et de 1984, et les contestations du bassin minier à Gafsa de 2008 en sont les exemples les plus marquants.

Enfin, le processus historique du changement s’était engagé par des faits nationaux et tangibles qui n’ont rien à voir avec la théorie du complot. L’immolation de Bouazizi ne peut être qu’un acte individuel de désenchantement et de désespoir et non pas un acte commandité par une puissance étrangère qui voudrait porter atteinte à notre souveraineté.

Il est vrai que le monde libre a applaudi la révolution tunisienne, et a soutenu le processus de la transition démocratique et c’est à son honneur puisque les valeurs défendues et proclamées par les tunisiens sont des valeurs consacrées par les chartes, les traités et les pactes universels.

Une position contraire aurait été étonnante et contre nature.

Et l’on est même en droit de se demander de quel souverainisme parle-t-on ?

Si c’est le souverainisme qui écrase sa population, qui exploite ses richesses aux moyens du clientélisme du népotisme et de l’économie des rentes et des largesses non justifiées, l’on peut dire qu’on a bien fait de bousculer cet ordre au nom de la dignité et de l’émancipation.

Par ailleurs, les intrigues de Carthage aux cinq dernières minutes de ce fameux 14 janvier 2011, ne pouvaient plus rien devant les manifestations, les colères et surtout devant cette volonté de rupture et d’émancipation.

C’est donc la souveraineté populaire qui a pris le dessus sur une souveraineté étatique entachée par les maux de tous les régimes dictatoriaux.

Toujours est-il que cette genèse du processus transitionnel, ne s’est pas faite en dehors de toute influence. Mais influence n’est pas synonyme d’interventionnisme ou d’atteinte à la souveraineté.

  2/Effets de la mondialisation sur la transition démocratique tunisienne :

Au nom de la globalisation et la mondialisation des rapports internationaux, deux éléments moteurs influencent la transition démocratique : le rôle des rapports économiques et le rôle des instances civiles internationales.

Ces éléments peuvent avoir un effet positif comme ils peuvent avoir un effet négatif.

Au fait ces deux éléments moteurs peuvent être classés dans la case coopération internationale.

Et c’est à ce titre qu’une désouverainisation, s’installe petit à petit.

Sur le plan économique, nous savons tous que ces crédits, dons et fonds alloués, sont tributaires des notations des agences internationales, et de la notation des bailleurs eux-mêmes.

La coopération économique nécessite une sorte d’exemplarité de la part du débiteur, mais pas de la part des bailleurs de fonds.

En effet, les firmes internationales et les ONG internationales ne sont pas exemptes de tout reproche quand on connait leurs capacités de nuisance pour défendre leurs intérêts au détriment de certains intérêts nationaux.

Par ailleurs, la coopération internationale est souvent le synonyme d’un abandon de souveraineté, tout au moins une non insistance sur certains principes quand ils ne sont pas au service de cette coopération

Nous prenons deux exemples :

L’aide internationale pour la Tunisie, frappée par une crise économique sans précédent, serait semble-t-il tributaire de la modération des positions tunisiennes vis-à-vis du conflit au Proche orient, et le retour à de meilleurs sentiments, que ceux qui ont été exprimés pendant la campagne électorale par le futur vainqueur des élections présidentielles.

Le deuxième exemple de cette espèce d’ingérence a trait à un phénomène que j’ai pu constater lors de l’exercice de mes anciennes responsabilités, en relation avec les droits de l’homme.

En effet j’ai pu voir de très près comment certaines associations de la société civile défendaient le parcours de la justice transitionnelle tunisienne malgré un échec cuisant de cette justice qui a bafoué tous les principes du procès équitable et qui a omis que l’objectif principal et le plus noble est la réconciliation.

L’intervention des instances internationales, des ONG s’occupant du sujet y est pour quelque chose, puisque celles-ci veulent faire durer un processus pour lequel ils se sont investis matériellement et humainement. Son arrêt signifierait leurs échecs à elles plus que l’échec du processus.

J’ai pu enfin constater comment un rapporteur spécial s’arroge le droit d’ordonner au gouvernement tunisien de libérer un détenu, suite à une plainte déposée.

Sans rentrer dans les faits d’espèce, il est quand même inacceptable qu’une instance internationale, aussi prestigieuse soit-elle puisse formuler un tel vœu sous la forme d’un « ordre » à un gouvernement, certes en transition démocratique, mais élu démocratiquement et dont la constitution garantit la l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard des autres pouvoirs.

CONCLUSION

Le chemin semble encore long pour nos jeunes États postmodernes, malgré tous les progrès effectués aux édifices institutionnels, et économiques.

Souverainisme ou désouverainisme sont liés étroitement aux rapports de force hérités après la grande guerre et la deuxième guerre mondiale.

La remise en question de cet ordre international par les nouveaux pays « géants » économiquement, retranche les forces traditionnelles vers un souverainisme galopant aux dépends des principes de mondialisation et de globalisation qu’elles ont promus pendant des décennies.

Mohamed Fadhel Mahfoudh
Ancien ministre des droits de l’homme en Tunisie | Plus de publications

Le bâtonnier Mohamed Fadhel Mahfoudh, colauréat du prix Nobel de la paix 2015, et ancien ministre des droits de l’homme en Tunisie.

Du  au , il préside l'Ordre national des avocats, l'une des composantes du quartet du dialogue national qui obtient le prix Nobel de la paix 2015 pour son succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives ainsi qu'à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014.

Mohamed Fadhel Mahfoudh
Le bâtonnier Mohamed Fadhel Mahfoudh, colauréat du prix Nobel de la paix 2015, et ancien ministre des droits de l’homme en Tunisie. Du 24 juin 2013 au 11 juillet 2016, il préside l'Ordre national des avocats, l'une des composantes du quartet du dialogue national qui obtient le prix Nobel de la paix 2015 pour son succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives ainsi qu'à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014.