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vendredi, 19 avril 2024
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Souveraineté et Compétences Stratégiques : Enjeux de Sécurité Nationale

Par Nacef Belkhiria

De nos jours, Il est évident que les pays dotés d’une « armée de compétences » nationales dans les domaines de la médecine, des TIC et de la biotechnologie se sont protégés contre les ennemis modernes dont le seul souci est d’étaler leurs influences géostratégiques via le contrôle de la santé, de la communication et des ressources alimentaires des pays vulnérables. Le temps des conquêtes armées est révolu, place aux guerres Hi-Tech. Les différentes crises économiques des temps modernes allant des deux guerres du golfe, en passant par le crash boursier de 2008 pour finalement atterrir dans la crise du Covid-19, nous confirment que seuls les pays ayant une vision à long terme et adoptant une politique de formation ciblée dans les domaines stratégiques susmentionnés tout en œuvrant à préserver ces compétences ont pu sortir plus rapidement de ces crises et même confirmer et renforcer leurs dominations géostratégiques.

Comment les pays agissent pour préserver leurs compétences ?

La chine communiste a pris conscience de ces enjeux durant les années 90. Devant la chute de l’URSS et la montée en puissance géostratégique des Etats Unis, Pékin avait décidé de reconnaître la valeur de sa richesse en compétences technologiques expatriées, dans les pays occidentaux, indispensables pour son développement stratégique en leur accordant un statut moral, sociétal et financier particulier à la hauteur de leur valeur pour la sécurité et la souveraineté du pays. Ces expatriés chinois étaient séduits par cette ouverture des autorités et avaient choisi de rentrer en masse au pays. Trente ans après, les résultats de cette approche visionnaire sont visibles à tous les niveaux. D’après une étude réalisée par l’école de management de Lyon, de nos jours, la compétitivité stratégique de l’ensemble des entreprises chinoises est basée sur l’acquisition des compétences stratégiques grâce à leurs IDE sur les marchés développés, via la fusion-acquisition pour la plupart de cas. (1) 

Aux Etats Unis, l’acquisition d’une nouvelle compétence utile à l’entreprise se traduit par une augmentation de la rémunération, le plus souvent sous forme d’un bonus salarial ou de distribution de stock-options (2). Evoquant l’importance de l’intelligence artificielle et du cloud, ainsi que la menace derrière le potentiel de contrôle du bien être des pays, Emmanuel Macron a appelé, le 29 Mai 2018 l’Europe à créer « une souveraineté pour le cloud et pour l’Intelligence artificielle ». Il a insisté sur le fait que les compétences françaises, même à l’étranger doivent être impliquées. S’adressant aux acteurs technologiques il les a assurés que « on va suivre toutes les initiatives (…) et nous ferons un suivi tous les semestres sur les progrès faits. C’est une pression pour nous et pour vous » (3).

Où sommes-nous dans cette nouvelle guerre ?

Dans cette guerre moderne autour des compétences stratégiques, la Tunisie ne peut être ni neutre ni non alignée. L’ouverture totale des frontières et des économies associées au développement fulgurant des technologies modernes dans les domaines vitaux ainsi que le géopolitique, nous obligent soit à subir les enjeux et payer au prix fort notre déphasage soit se doter et surtout préserver une « armée de compétences nationales » pour être un acteur souverain et garantir notre sécurité nationale.

Commençons par faire un état des lieux de la gestion nationale de nos compétences stratégiques vitales à notre sécurité économique nationale 65 ans après l’indépendance de la Tunisie :

  • D’après une étude réalisée par le cabinet ADVI et commandée par la Fondation Friedrich Neumann (4), 3000 ingénieurs diplômés quittent annuellement la Tunisie essentiellement dans le secteur clé des TIC. A part le « sentiment de manque de valorisation et de non estime » qui d’après l’étude de l’OTI est dû à l’absence « d’une logique de bâtir une économie de savoir et de l’innovation », un ingénieur fraîchement diplômé peut rarement prétendre à un salaire supérieur à 1000 ou 15000 Dinars alors que la rémunération à l’étranger peut atteindre les 3000 Euros. Les ingénieurs ayant une expérience confirmée peuvent facilement prétendre à un salaire de 6 à 8 mille Euros. Pis encore, d’après cette même étude, le taux des ingénieurs dans les entreprises publiques et privées tunisiennes ne dépasse pas le 1.2%, d’où la menace d’insécurité et d’interférence étrangère dans nos réseaux de données et nos installations.
  • Concernant le domaine médical, pas moins de 45% des jeunes médecins choisissent d’immigrer vers des pays pratiquant une politique ciblée pour les attirer. Un résident en Tunisie touche 1200 dinars par mois alors qu’un professeur en médecine dans la santé publique gagne 3700 dinars. Sachant que la formation d’un médecin spécialiste coûte un million d’Euros, l’Allemagne ainsi que d’autres pays occidentaux tels que le Canada, a mis en place un cadre légal spécifique, donc une stratégie bien réfléchie, pour les médecins consistant à :
    • Pour les jeunes médecins, offrir une grande flexibilité en matière de modalités d’accès à un cursus de spécialisation médicale sur la base de l’étude du dossier du candidat sans le recours à un concours. Un tel concours est exigé en Tunisie.
    • Offrir un cycle de formation en langue allemande de 2 ans tout en suivant une formation pratique dans une institution de santé en Allemagne.
    • Des salaires très avantageux aussi bien pour les jeunes médecins que pour les médecins spécialistes.
    • Les paramédicaux bénéficient aussi d’un traitement de faveur dans ces pays, où le manque d’effectif ainsi que le départ à la retraite mettent la pression sur le système de santé de ces pays surtout avec la crise du Covid.
    • Réserver un service de visa pour « travailleurs qualifiés » leur offrant un « fast track » dans le traitement de leurs demandes.

Les médecins étrangers représentent 55% du nombre total des médecins travaillant en Allemagne confirmant ainsi une politique basée sur une vision stratégique ayant comme objectif de garantir la souveraineté du pays pour les décennies à venir tout en réglant le problème démographique lié au vieillissement de la population.

Pour le cas de la Tunisie, la dégradation des services et de l’infrastructure dans les hôpitaux publics, qui étaient à l’origine de l’excellence de la médecine tunisienne de par le monde, est notable et même désastreuse. L’engagement budgétaire de l’Etat est en régression d’année en année passant de 6,6 % en 2011 à 5% en 2021. Seulement 14% du budget annuel sont alloués aux investissements et à l’amélioration de l’infrastructure sanitaire.

Imaginons notre Tunisie dépourvue de compétences stratégiques

Sur la base du précédent constat reflétant l’absence d’une vision future qui pourrait anticiper et garantir dans le temps, les besoins de la Tunisie en compétences stratégiques dans les domaines clés dictés par l’évolution économique et géopolitique de par le monde, il est vital de souligner la gravité de la situation. Les menaces qui pèsent sur la Tunisie dans un futur proche sont considérables et réelles. A titre d’illustration, regardons de plus près les domaines suivants :

  1. L’engineering dans le domaine des TIC et des énergies : comme cité précédemment, avec un aussi faible taux d’intégration de 1.2% de nos ingénieurs dans les entreprises publiques et privées tunisiennes et qui est généralement accompagné par un manque de formation synchronisée avec les développements technologiques en relation avec la sécurité et l’optimisation des ressources, les menaces sécuritaires sont réelles. Le hacking ou piratage informatique, dont on entend parler au quotidien, peut facilement paralyser le réseau national de la production et de la distribution de l’énergie ainsi que les bases de données informatiques vitales au bon fonctionnement de l’économie nationale en général. Une dégradation continue du taux d’encadrement des ingénieurs entraînera automatiquement un manque de « soldats technologiques » qualifiés pour « combattre » l’ennemi qui pourrait nous « faire chanter » un jour. L’exode des hauts cadres, qualifiés comme compétences stratégiques nationales, dans les domaines technologiques mettra en péril notre indépendance et notre souveraineté.
  2. Le système de santé et les compétences qu’il recelait étaient un motif de fierté pour les Tunisiens. Stratégiquement, la Tunisie pouvait depuis 60 ans parler d’indépendance médicale et même capable d’offrir une assistance de qualité à d’autres pays. Cette image brillante est en train de pâlir au fil des mois au point que durant la crise actuelle de Covid-19, nous avons amèrement constaté un manque terrible en ressources humaines médicales à cause de l’exode incontrôlé des compétences stratégiques nationales. A cette cadence, nous serons obligés un jour de recruter des médecins étrangers au prix fort et qui ne seront pas disposés à faire des sacrifices au nom du patriotisme comme nous l’avons vécu à maintes reprises avec nos médecins nationaux. La santé publique se dégradera en infrastructure et en ressources humaines au point de se déclarer incapable de fournir les soins de base aux citoyens.

Que faire pour éviter la perte de sa souveraineté dans ces domaines ?

Méditant l’exemple de la Chine des années 90 repris dans l’introduction de cet article et déchiffrant le discours d’Emmanuel Macron concernant la « souveraineté de l’Europe pour le cloud et pour l’Intelligence artificielle », nous, Tunisiens, avons une urgence de mettre en place notre propre vision pour ne pas compromettre notre sécurité nationale dans les domaines clés de notre économie. Pour cela, les propositions ci-dessous peuvent être envisagées :

  1. L’Etat confie à un bureau confirmé à l’échelle internationale l’étude des spécialités jugées, à courts et moyens termes, stratégiques pour évaluer les menaces et les éventuelles retombées économiques chiffrées et sécuritaires sur notre pays. A priori, nous pouvons déjà citer les domaines des CIT, médecine, énergie, biotechnologie et l’eau.
  2. Les spécialistes nationaux dans les domaines clés résultant de l’étude et ayant des qualifications reconnues et des travaux confirmés bénéficieront d’une règlementation exceptionnelle dont l’objectif sera de leur accorder une priorité absolue dans la formation continue ainsi que des avantages exceptionnels en matière de salaire et avantages fiscaux, tels que l’exonération d’impôt sur les revenus et la prise en charge des cotisations sociales par l’Etat. Ces spécialistes seront liés par un contrat avec l’Etat pour une période de 5 ans minimum.
  3. Soutien par l’État des écosystèmes impliqués dans le développement des compétences technologiques par la création d’un organisme ad hoc.
  4. Revoir la liste de ces domaines économiques stratégiques tous les 5 ans tenant compte de l’évolution sur la scène internationale et locale.
  5. Exiger de la part des pays bénéficiaires de nos ressources humaines une compensation qui peut être par exemple, la création de centres de formation et d’apprentissage ainsi que des contributions dans un programme de mise à niveau de l’infrastructure des spécialités d’intérêt en Tunisie.

Le coût de la mise en place de ce programme pour la préservation de nos compétences nationales et par conséquent, la préservation de notre souveraineté et notre sécurité est dérisoire comparé au coût, non chiffré à ce jour, de l’hémorragie de nos cerveaux et de la perte de notre souveraineté dans des domaines aussi stratégiques.

Références :

  • Stratégie d’expansion des entreprises chinoises en Europe.

https://www.esdes.fr/wp-content/uploads/sites/12/2020/11/wp_gao_2014_3.pdf

  • Regard sur la gestion des compétences dans les entreprises américaines

https://www.solangebriet-conseil.fr/wp-content/uploads/2014/04/Comp%c3%a9tences-aux-Etats-Unis.pdf

  • Discours du Président Macron

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/03/29/discours-du-president-de-la-republique-sur-lintelligence-artificielle

  • Pour une migration professionnelle efficiente

Etude-Migration.pdf (thd.tn)

Nacef Belkhiria
Chef d'entreprise | Plus de publications

Docteur d'État (Ph.D) Sciences des Matériaux, State University of New York

Chef d'Entreprise
Conseiller dans les domaines des énergies renouvelables, la sécurité institutionnelle et les matériaux spécifiques industriels.
Secrétaire Général de la Chambre de Commerce et d'Industrie Tunisie Japon (CCITJ).
Ancien vice président de l'Association d'Amitié Tuniso Américaine.
Ancien Membre Directeur de la Chambre de Commerce Tuniso Américaine.
Nacef Belkhiria
Docteur d'État (Ph.D) Sciences des Matériaux, State University of New York
Chef d'Entreprise
Conseiller dans les domaines des énergies renouvelables, la sécurité institutionnelle et les matériaux spécifiques industriels.
Secrétaire Général de la Chambre de Commerce et d'Industrie Tunisie Japon (CCITJ).
Ancien vice président de l'Association d'Amitié Tuniso Américaine.
Ancien Membre Directeur de la Chambre de Commerce Tuniso Américaine.