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jeudi, 25 avril 2024
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Les mouvements sociaux, l’autre partenaire social

Par Maher Hanin

Depuis 2011, des voix s’élèvent en moment de crise pour appeler au dialogue, tantôt national tantôt social. De pareils appels attestent un besoin de cohésion et de pacification de la vie sociale et politique.

La volonté de dialogue social dans un contexte transitionnel, qu’on qualifie de fluide, est en soi un signe de démocratie.  Mais pour que cette volonté aboutisse, il ne faut pas qu’elle s’accompagne de déni de la réalité sociale. En fait, le dialogue social a existé pendant les deux décennies du règne de Ben Ali, mais il visait essentiellement le quadrillage de la société, en devenant un élément, parmi d’autres, d’une économie politique visant l’obéissance, le consentement et non la participation.

Avec l’approfondissement de la crise économique sociale et politique que vit le pays depuis dix ans, après la chute de l’autoritarisme, les menaces terroristes  et suite à une année difficile de crise sanitaire qui perdure, les appels au dialogue reviennent au premier plan. Mais de quel dialogue s’agit-il ?  Et à quoi servirait-il ?

 Si cet appel au dialogue peut encore avoir un sens, il ne peut venir que du renouvellement de son sens et de son usage.  Du coup, les mots « dialogue », « nouveau contrat social » et « compromis », longtemps galvaudés, ne doivent plus être perçus et présentés comme cadres inadéquats et vides de sens, ni comme des mises en scène répétitives auxquelles plus personne ne croit.

De nos jours, nous avons une élite aux commandes, avec des stratégies de pouvoir très égoïstes, une élite marquée par un double mouvement de fermeture sur ses intérêts et de déploiement médiatique de sa voix dominant l’espace médiatique.  En même temps, publicité  téléréalité et prolifération de la  société  de consommation  continuent à exciter et à attiser le sentiment d’injustice, et à tourner le dos à la Tunisie profonde.

Cette élite dominante a accru son emprise sur l’économie et les esprits en disqualifiant la contestation sociale et politique. Ainsi, nous sommes en présence d’une société fracturée entre des privilégiés, retranchés dans leurs zones privées, et des défavorisés exclus et stigmatisés.  Une société où le sens du bien commun est peu considéré.  En contrepoint à cet acharnement de masquer la réalité, nous vivons dans un système d’inégalités multiples : entre régions, quartiers, classes sociales, générations et genre.

Comment, dans ces conditions, penser et agir pour une Tunisie juste, et avec quels partenaires sociaux ?

Selon le philosophe   J. Rawls, dans sa Théorie de la justice, la quête de justice est déterminée par deux principes fondamentaux, dont le premier profère la garantie du droit de tous à la plus grande liberté possible, à la condition que chacun puisse en bénéficier également. C’est un principe, plutôt libertaire, qu’il faut continuer de défendre, car on ne peut pas renoncer à sa liberté d’expression, de pensée, et de conscience.  Le second principe affirme que les inégalités économiques et sociales ne peuvent être acceptées si elles négligent et ne protègent pas les plus défavorisés.

 Sur cette base, nous allons donc examiner la consistance de l’usage courant, du « dialogue social «  et de « partenaires sociaux ».

On explique parfois la difficulté de faire aboutir un dialogue social par l’absence de responsabilité, par le corporatisme et par le déchaînement des revendications matérielles immédiates. Plus clairement à cause de la tension accrue entre éthique de responsabilité et éthique de conviction . Nous pensons par ailleurs   que la situation est plus complexe. Et mérite d’être appréhendée différemment et d’une manière plus contingente .

En effet, plusieurs mouvements sociaux ont dû se repositionner dans l’arène politique, notamment à cause de l’absence de chéneaux institutionnels, ou des corps intermédiaires utilisés traditionnellement pour s’adresser à l’État.  Les nouveaux mouvements sociaux portés en majorité par des jeunes  se sont organisés et mobilisés alors sur la base de nouvelles identités collectives, ils proposent d’autres façons de faire de la politique au quotidien, dans un rapport de confrontation souvent radicale  avec l’État et la politique conventionnelle, et dans une quête de visibilité pour exister.

Rappelons avant tout qu’une partie de cette jeunesse mobilisée s’auto-immunise contre l’extrémisme violent, contre les tentations de prendre les embarcations de la mort et de partir. Elle résiste contre le désespoir et elle cherche sans relâche un interlocuteur qui la reconnaisse et l’intègre dans la nouvelle configuration du pays : la configuration d’une république démocratique.

Ainsi nous pouvons affirmer sans ambages  qu’ une multitude de mouvements de contestation est en train d’inscrire son combat dans un cadre légal, en faisant référence aux différents articles de la Constitution de 2014. La lutte pour : le droit de manifester, pour les libertés, pour les droits des femmes, pour l’accès à l’eau, à l’éducation, à la santé, au travail digne, à un environnement sain et contre la violence et la corruption etc…, s’inscrit depuis 2014 de plus en plus dans un cadre référentiel citoyen et civil.

Les acteurs de ces mouvements, qui sont stigmatisés, persécutés, et criminalisés, se trouvent souvent seuls face à la violence policière, inculpés, jugés et condamnés par des tribunaux et avec un faible soutien des acteurs politiques.  Contre vents et marées, ils ont avancé pour s’auto-instituer et s’imposer comme un nouveau « sujet politique ».  Ils développent ainsi des micro-résistances et des actions, engendrent des dynamiques propres, et expérimentent de nouveaux répertoires de formes de lutte et d’action, en dehors des sentiers battus du syndicalisme classique et de l’entre soi d’une partie de la société civile et des partis politiques, renfermés dans des schémas idéologiques et paralysés par une léthargie chronique.

Parler de dialogue social sans considérer ces nouveaux acteurs comme de nouveaux partenaires est en même temps un déni de la réalité et une attitude antidémocratique et exclusive.

La rupture entre les gouvernants qui se sont succédés et la Tunisie profonde réside dans une certaine mesure dans cette exclusion d’acteurs sociaux, regroupés sous de nouvelles identités, différenciées et distinctes des institutions de gouvernance et des traditions du modèle corporatiste. Même pour les mouvements sociaux s’identifiant à la classe ouvrière, l’accès institutionnel issu du modèle classique de dialogue social tend à s’affaiblir.  Le syndicat ouvrier et les représentants des corporations professionnelles ne sont plus les seuls partenaires sociaux vis-à-vis de l’Etat ou du patronat.

En outre, les nouvelles politiques de l’emploi ont affaibli les protections légales dont bénéficiaient les employés les plus modestes et ont ainsi encouragé le développement des emplois précaires, du travail à temps partiel et informel.  A l’inverse, les politiques menées ont été très favorables à l’oligarchie dominante et minoritaire, qui semble inamovible, dans l’antichambre du politique.

Il va sans dire que, d’un côté, l’État bureaucratique n’est pas préparé, sur le plan institutionnel, à incorporer dans sa perception et sa pratique les nouveaux mouvements sociaux et à s’en accommoder.  De l’autre côté, en  tendant la main  aux  responsables officiels, les mouvements de contestations portés par des jeunes, et qui se veulent radicaux, peuvent être assimilés à des cercles de débrouillards, qui cherchent les arrangements officieux circonstanciels et non éthiques  d’où la tension qui persiste et le dialogue qui devient difficile.

Dans ce cas, la mobilisation sociale et toutes formes d’opposition seraient menacées par l’essoufflement, la fatigue et l’absence d’alternatives, réduisant ainsi la probabilité de voir apparaître un changement politique impulsé par les mouvements sociaux. Et réduisant les conditions de possibilité d’une société juste et morale .

Pour dépasser ce blocage, nous avons besoin de faire de la lutte contre les inégalités une clé d’intelligibilité de la société dans laquelle nous vivons . Cette vision est étroitement liée aux conséquences sociales tangibles de la crise de l’Etat providence. Et d’un déficit de redistribution de la richesse nationale.

Les mouvements sociaux recèlent davantage de potentiel transformateur et d’opportunités de rendre l’État plus démocratique.  Ils ne s’identifient pas en terme classique   de classe sociale, ni en soi ni pour soi, mais plutôt en termes de groupes sociaux marginalisés avec des contours flexibles. Ils ne sont que les avatars de la société liquide dans laquelle nous vivons selon l’expression du sociologue contemporain    Zygmunt Bauman.

 D’où la nécessité d’un nouveau cadre souple et adéquat pour le dialogue social, un cadre qui tient compte des nouveaux acteurs aussi bien au niveau national que local, il s’agit d’un nouvel idéal démocratique et de dialogue à géométrie variable. En bref, une nouvelle conception d’une gouvernance plus inclusive.

En effet, les principes qui doivent guider cet idéal, consistent avant tout à trouver les mécanismes de participation citoyenne au processus d’élaboration des politiques publiques et à renouveler le système politique afin de promouvoir le vrai consensus au sein de la société et favoriser l’atteinte de buts à caractère social.  L’inclusion doit être redéfinie en considérant les identités et les intérêts collectifs qui s’expriment sur la place publique et sans lesquels la place n’est plus vraiment publique.

Rappelons ici que lorsque les gens hommes ou femmes et de tout âge  sont contraints à l’isolement  que ce soit dans un milieu rural ou dans un quartier défavorisé  , des élites privilégiées puissantes, des dirigeants locaux influents, des contrebandiers à l’affût des détenteurs de pouvoirs symboliques ,  ouvrent  et réussissent parfois  à entretenir avec eux des relations  individualisées discrets  et parfois floues, encouragés par un clientélisme d’ordre nouveau, qui ne cesse d’émerger après 2011.  Là où l’Etat est absent les antirépublicains de tout genre peuvent gagner du terrain.  Voilà la leçon que nous devons retenir dix ans après la révolution.  Il s’agit de tout faire pour casser les dynamiques collectives de mobilisation sociale ou citoyenne balbutiante et prometteuse pour notre démocratie. C’est ce qu’il faut dénoncer et empêcher si nous voulons ancrer la démocratie dans la vraie vie des gens. De la consolider et de la rendre anthropologiquement irréversible.

Une nouvelle démarche de dialogue social et de dialogue entre l’Etat et ses citoyens consiste en premier lieu à adopter une nouvelle typologie de partenaires sociaux et à intégrer la représentation de ces nouvelles identités sociales dans une nouvelle gouvernance qu’on appelle de nos souhaits, participative. Une telle représentation serait non seulement un élément nouveau qui s’ajoute à un décor mais avant tout une manière de concrétiser la participation politique démocratique.

L’autre condition préalable est d’ordre pratique : elle consiste à réformer la fonction publique pour qu’elle devienne compétente, ouverte au dialogue et représentante aussi d’un système transparent, redevable et inclusive.  Vouloir maîtriser les rapports sociaux, choisir ses partenaires et pérenniser la domination, c’est en soi une entreprise antidémocratique caduque   qui prive la société d’en bas de l’exercice d’une citoyenneté active de plus en plus revendiquée.

Si cette conviction, à savoir que les mouvements sociaux sont les principaux acteurs de la société civile, est partagée, et que celle-ci est un terrain de luttes face à l’État et aux dominants, on peut prédire que les transformations politiques réelles se produiront, dans un premier temps, dans les rapports de résistance que les mouvements et la société civile entretiennent vis-à-vis de leurs opposants, et dans un deuxième temps, dans un dialogue social inclusif et à travers des institutions réellement représentatives.

Maher Hanin
Philosophe et Sociologue | Plus de publications

Est philosophe et sociologue, ses domaines de recherche portent sur les mouvements sociaux, l’engagement des jeunes, les inégalités et les luttes pour la reconnaissance.

Auteur de la société de résistance : post islamisme, post bourguibisme, post marxisme, Mots passant 2019 (en arabe), et de la sociologie des marges en temps du coronavirus, FTDES 2020. Il est militant politique et associatif membre de Nachaz, et du Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux.

Maher Hanin
Est philosophe et sociologue, ses domaines de recherche portent sur les mouvements sociaux, l’engagement des jeunes, les inégalités et les luttes pour la reconnaissance. Auteur de la société de résistance : post islamisme, post bourguibisme, post marxisme, Mots passant 2019 (en arabe), et de la sociologie des marges en temps du coronavirus, FTDES 2020. Il est militant politique et associatif membre de Nachaz, et du Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux.