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vendredi, 19 avril 2024
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L’après COVID19 :De l’interdépendance économique à une souveraineté dans la gestion globale

Par Nidhal Ouerfelli

 Après plus d’une année depuis son apparition, la pandémie COVID19 a montré les limites et les failles de notre système économique actuel fondé sur la mondialisation, l’interdépendance et un modèle de développement nourri par des ressources fossiles épuisables et inégalement réparties. En effet, le développement socio-économique actuel, issu du processus d’industrialisation des deux derniers siècles, s’est appuyé sur une énergie majoritairement fossile, relativement abondante et bon marché. Ce développement a néanmoins accru les inégalités, les tensions géopolitiques et a contribué au renforcement de l’interdépendance de nos économies et à la dégradation de l’environnement et aux dérèglements climatiques.

On savait également que la mondialisation a engendré, ces dernières décennies, une déréglementation financière et une production industrielle géographiquement centralisée là où les coûts salariaux étaient les plus faibles, à l’exclusion de toute autre considération et ne tenant aucun compte des coûts écologiques.

Nous sommes aujourd’hui, au niveau mondial mais également à l’échelle régionale et même nationale, en face d’un véritable paroxysme de notre modèle de développement économique qui se traduit par une explosion des crises et l’approfondissement des incertitudes dans tous les domaines : sanitaire, énergétique, climatique, géopolitique et de valeurs mêmes ! Notre modèle de croissance classique, celui d’une croissance infinie et interdépendante, n’est plus soutenable ! Si la pandémie nous a placé face à de grands défis, elle nous a donné également l’occasion d’engager une réflexion approfondie pour tirer les leçons et opérer les changements devenus inéluctables.

Au-delà du « Tsunami sanitaire, économique et social » actuel, qui, après la Chine et le continent asiatique, notamment le sous-continent indien, a frappé de plein fouet le continent américain, l’Europe pour se propager ensuite sur le continent africain déjà affaibli par d’autres contraintes politiques, économiques et des défis majeurs de développement, La Tunisie n’a pas échappé à ce fléau et se trouve même aujourd’hui confrontée à une nouvelle vague avec un système de santé au bord de la rupture. D’aucun savent qu’il ne faut pas attendre la fin de la pandémie pour mettre en route la machine de reprise mais nous devons d’abord répondre à la question suivante : La question à laquelle nous devons répondre est : Comment sera le monde de demain ?

Naturellement de très importantes forces d’inertie économiques, énergétiques, commerciales, sociétales et politiques vont s’activer et pousser pour un retour au fonctionnement classique de notre économie. Toutefois ce qui est certain est que la pandémie apportera des changements importants voire des transformations majeures dans le système économique mondial et les échanges commerciaux. Sans aller jusqu’à la transformation radicale du modèle économique mondial avec le « Great Reset » développé par Klaus Schwab, il est clair aujourd’hui que de nouvelles politiques de coopération et de nouvelles stratégies industrielles seront mises en place autour « d’écosystèmes essentiels » tels que : les énergies renouvelables, les nouvelles technologies de l’énergie, l’aéronautique, le médical, l’alimentation, la Recherche et Développement, etc. Dans cette nouvelle stratégie, des critères autres que la rentabilité seront pris en compte, tels que la supply chain, la sécurité d’approvisionnement (produits manufacturés, médicaments, alimentation, etc.), le bilan carbone et la qualité de l’environnement.

Les chaînes de production, de distribution et d’approvisionnement, perturbées et parfois rompues (due à une sur- dépendance des économies mondiales des industries asiatiques), devraient être totalement repensées et restructurées. Elles seront recentrées et relocalisées en privilégiant la souveraineté nationale, la sécurité d’approvisionnement, l’économie locale et circulaire.

On va assister probablement au passage de la « Globalisation » à la « Glocalisation » qui pourrait se traduire par une relocalisation en Europe conjuguée à une localisation à proximité avec des opportunités pour des pays de la rive sud de la méditerranée et de l’Afrique.

Cette approche est d’ores et déjà au centre des transformations que l’Union Européenne prépare dans le cadre de son plan de reprise post-covid. Le concept « d’autonomie souveraine » est conçu pour permettre à l’Europe d’éviter les problèmes d’approvisionnement notamment en produits pharmaceutiques et en intrants dans l’industrie du médicament, mais aussi pour d’autres produits vitaux. Cette situation, doit-on rappeler avait même engendré des crises politiques au sein de l’UE et un éparpillement de l’ensemble Européen.

Toutefois, le nouveau modèle de « glocalisation » pour l’Europe ne pourra pas se faire sans une intégration des portes de l’Afrique, notamment la Tunisie, qui fait partie de la sphère géostratégique de l’Europe et avec qui elle partage un destin futur commun. L’Afrique de demain devrait se substituer à la Chine d’aujourd’hui en termes d’échanges ; et avec sa jeunesse, l’Afrique peut être à la fois, l’espoir mais également le Chaos pour elle-même et pour l’Europe (immigration, pandémies…). Les Etats et acteurs économiques européens regarderont de nouveau vers ces pays. Il y aura des opportunités qu’il faudra saisir !

L’enjeu de notre décennie est de combiner les grandes transitions majeures qui vont façonner notre futur : la digitalisation de tout, ou presque, et la transition énergétique pour lutter contre le changement climatique. Ces transitions sont fortement imbriquées et interagissent entre elles de différentes manières.

D’une part, la transition numérique a une empreinte écologique directe (consommation énergétique, en particulier) et indirecte (pratiques sociales dont le numérique facilite et encourage le développement).

D’autre part, la digitalisation est une condition essentielle de la réalisation de la transition énergétique, notamment pour répondre à la complexification du pilotage des systèmes énergétiques et particulièrement électriques.

Energies renouvelables, efficacité énergétique, gestion des flux seront facilitées par l’acquisition de données et leur exploitation. Le développement de projets de villes intelligentes laisse entrevoir le large potentiel d’innovation qui se situe à la convergence de ces deux transitions, ainsi que des perturbations organisationnelles.

Ces nouvelles technologies de production et de gestion de l’énergie renouvelable qui accompagnent la transition énergétique ont pour caractéristique d’être décentralisées avec des unités de taille limitée par rapport aux unités de production classique. De plus, au plus près du consommateur final, ces technologies utilisent des sources locales diversifiées (solaire, éolienne, biomasse…) qui ne sauraient être exploitées sans une adaptation aux contraintes locales. C’est donc la notion de laboratoire de terrain auquel l’on doit avoir recours pour tester et faire évoluer les nouveaux systèmes énergétiques.

La transition énergétique se construira ainsi sur des processus d’innovation qui ne concernent pas seulement la technologie, mais aussi et fondamentalement l’usage, l’appropriation sociale, le rapport entre l’objet et la fonction, la notion de propriété et de service, le mode de consommation, l’économie sociale et solidaire, l’organisation de la cité, etc. A ce titre, le privilège, de l’Innovation et des Technologies de l’Information et de Communication (TIC), ne sera pas seulement le fait des grands opérateurs technologiques, mais bien des groupes sociaux d’utilisateurs. Cette notion large de la digitalisation des systèmes énergétiques crée une nouvelle donne et ouvre une perspective politique sociale et économique nouvelle dans la relation entre les pays avancés et en développement.

Le processus de digitalisation des systèmes énergétiques reposant sur l’innovation nécessite une adaptation aux réalités locales et donc au territoire. Il résultera d’une coproduction entre acteurs fournisseurs de technologies et territoire accueillant les briques technologiques dans un assemblage adapté à leur besoin. Cette coproduction est un capital politique positif car les apports des uns et des autres sont équilibrés. Le territoire accueillant les briques technologiques devient le terrain d’apprentissage et de validation. La digitalisation des systèmes énergétiques reposant sur l’innovation – dont beaucoup sont d’ores et déjà disponibles et qui progresseront significativement en performance et en coût grâce à l’effort intensif de la R&D – est une coproduction où le gain immédiat du projet comme les opportunités de valorisation futures sont partagés.

C’est une transition industrielle et sociale qui s’accompagne d’une « transition du paradigme ».

En fait, ce qui est important à souligner, même si certains pourraient le juger paradoxal, la révolution numérique requise par la transition énergétique dans les grands pays industriels est justement celle dont les pays à faible disponibilité énergétique ont besoin, à l’instar de l’impact majeur que la téléphonie mobile a eu sur le processus de développement de ces pays.

Dans ce contexte, l’Afrique, avec ses caractéristiques particulières, peut contribuer au développement et à la maturation des approches systèmes intégrés, mêlant les aspects socio-économiques et politiques locaux, les compétences techniques sur les différentes briques technologiques de R&D et industrielles, et les capacités extérieures de financement.

Cependant, et comme pour toute innovation, la digitalisation des systèmes énergétiques ramène aussi ses propres défis qui nécessitent des solutions et des adaptations importantes pour des résultats optimisés.

Le premier de ces défis est celui du changement de paradigme qui entraîne inéluctablement un changement du métier pour les énergéticiens.

En second lieu, et pour un accompagnement technologique réussi de la mise en place de la digitalisation, une synchronisation entre le conseil technologique et le conseil à la conduite du changement, est primordiale. Elle est nécessaire pour un meilleur déploiement des nouveaux outils dans les installations de l’industriel en tenant compte du volet humain qui demeure indispensable à la bonne préparation des évolutions de l’organisation, des métiers et des compétences induites par la transformation de l’entreprise.

La nature globale de cette conduite du changement implique aussi une participation active des collectivités locales pour faciliter l’acceptabilité de la nouvelle technologie et la collecte des données, à travers une stratégie de communication, une gouvernance transparente et inclusive et la bonne gestion locale des ressources énergétiques créées.

C’est là que la cyber sécurité, troisième requis dans cette démarche, prend son importance et révèle sa centralité pour la protection des données personnelles collectées grâce aux mesures intelligentes. En effet, sans une garantie de sécurité et de transparence de l’utilisation des données, et au-delà de la crainte de perte de contrôle sur les réseaux nationaux, la transformation digitale peut être freinée par une position de rejet des consommateurs et de la société civile.

Avec ses contraintes et les problèmes majeurs qu’elle a engendrés, la pandémie nous offre une opportunité majeure pour réfléchir à notre avenir de nation souveraine dans un contexte de remise en cause de nombreux fondamentaux politiques, économiques, sociaux. Il est capital de se positionner dans le mouvement de réflexion et de mise en place des nouvelles approches globales pour ne pas être contraints d’en subir l’impact sans préparation ni stratégie nationale. Si la pandémie n’a amené qu’un seul changement c’est bien celui de la souveraineté dans la gestion globale.

Nidhal Ouerfelli
Ancien Ministre | Plus de publications

Haut Représentant Régional de l’Administrateur Général du Commissariat à l’Energie Atomique et aux Energies Alternatives (CEA) pour les pays du Sud de la Méditerranée, du Moyen--Orient et de l’Afrique

Nidhal Ouerfelli
Haut Représentant Régional de l’Administrateur Général du Commissariat à l’Energie Atomique et aux Energies Alternatives (CEA) pour les pays du Sud de la Méditerranée, du Moyen--Orient et de l’Afrique