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jeudi, 28 mars 2024
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Diplomatie tunisienne : état des lieux et perspectives !

Par Hedi Ben Abbes

Crise sanitaire mondiale, dette colossale, bouleversements géostratégiques, nouvelle administration américaine, montée du populisme, recrudescence des tensions idéologiques, guerre du contrôle des circuits d’information, sont quelques-uns des multiples changements qui secouent le monde et la Tunisie malheureusement est aux abonnés absents. Aucune prise en compte de tous ces bouleversements, aucune stratégie à moyen et long termes, aucune présence sur la scène internationale, aucune prise d’initiative à même de replacer la Tunisie dans le concert des nations sur lesquelles on peut compter, aucune action diplomatique concrète pour gérer les différentes crises qui secouent le pays. Rien de tout cela, et pendant que les nations qui se respectent mobilisent toutes leurs forces pour se faire une place dans « le monde d’après », la diplomatie tunisienne est paralysée du fait d’être prise en otage entre les deux têtes de l’exécutif. Une déshérence dont les conséquences seront très graves à court, moyen et long termes. Le mal endémique qui ronge la diplomatie tunisienne est à la fois structurel, politique et culturel.

Les carences structurelles :

A l’image de nombreux ministères dont les structures administratives et le mode de fonctionnement n’ont pas changé depuis l’indépendance, le ministère des affaires étrangères non seulement ne fait pas exception, mais se trouve dans une situation encore plus délicate du fait qu’il soit la vitrine du pays et aux prises directes avec le monde extérieur.

Les conditions matérielles de travail, ainsi que les « process » n’ont pas changé depuis 65 ans, ou très peu, pour être en mesure de suivre la cadence accélérée des changements géopolitiques et stratégiques que subissent notre région et le monde dans son ensemble. Les outils de production sont restés les mêmes et on déplore le peu d’informatisation et de dématérialisation des supports, la lourdeur des circuits, le cloisonnement des départements, le manque de transparence et de rationalité dans la gestion des carrières avec des statuts restés inchangés depuis plus de trente ans (1991). Cette inertie a accentué les pratiques aléatoires et renforcé le favoritisme, le clientélisme et l’inefficience. Les multiples dysfonctionnements structurels, voire leur obsolescence, sont tels qu’on ne peut pas imaginer une telle institution régalienne sombrer dans la médiocrité sans que cela puisse avoir des conséquences graves sur la nation tout entière. A cela s’ajoute une carence flagrante dans la production des savoir-faire et des stratégies.

Dans tous les pays qui se respectent, des structures idoines alimentent la diplomatie en savoir-faire technique et stratégique en adéquation avec les changements géopolitiques, économiques, sécuritaires et sociaux qu’impose une mondialisation sans contrôle. La seule institution officielle chargée de produire un tel savoir-faire, l’ITES est paralysée par son statut d’une part et par sa mise sous la tutelle du politique de l’autre.

Les carences politiques :

Historiquement, la diplomatie tunisienne a été pendant 60 ans le fait d’une seule personne, celle du Président de la République. De M. Bourguiba à M. Ben Ali, les prises de décisions ont toujours été centralisées entre les mains du Président et de ses proches collaborateurs. Le ministère des affaires étrangères a toujours été une caisse d’enregistrement chargée d’exécuter des tâches mécaniques ne laissant aux diplomates aucune marge de manœuvre et aucune place pour la réflexion et l’apport personnel.

L’absence d’initiative de nos diplomates n’était pas imputable à leur manque de compétences, loin de là, elle est imputable à un système politique qui ne tolérait aucune prise d’initiative. Ces derniers, de peur des sanctions, se contentaient de reproduire des rapports « aseptisés », parfois tendancieux dont l’objectif consistait à flatter le « souverain » et à lui rapporter les « agissements des opposants vivants à l’étranger ». Sans oublier le rôle devenu de plus en plus important de nos missions diplomatiques, celui de base logistique pour les responsables politiques et leurs familles. De ce fait, le souci principal du diplomate consistait à s’assurer que le séjour de M. ou Mme untel (Secrétaire d’Etat, Ministre, Président, famille régnante) se passe bien et rentre satisfait. Au point de rendre célèbre une anecdote qui consiste à dire que le meilleur parfum pour un diplomate est celui du kérosène de l’avion qui ramène un responsable politique chez lui !

Après la Constitution de 2014 la situation a empiré. Entre un Chef d’Etat qui revendique la diplomatie comme un domaine réservé et un Chef de Gouvernement qui peut en réclamer autant compte tenu du flou qui caractérise la délimitation des prérogatives de chacun, et voilà que tout le système est paralysé. A cela s’ajoute une prise d’initiative de plus en plus grandissante des « départements des relations internationales » dans chaque ministère, un président de parlement et la commission qui s’y rattache en roue libre diplomatiquement et nous voilà au sommet d’une tour de Babel cacophonique qui fait de la Tunisie la risée de tous ses visiteurs. Les relations bilatérales et multilatérales de la Tunisie s’en voient affectées durablement par une telle profusion de non-sens diplomatiques.

On ne compte plus les contradictions dans les prises de positions et les initiatives personnelles sans concertation ni stratégie préalable. La diplomatie tunisienne est un bateau ivre sur lequel on ne distingue plus les capitaines des matelots. Tous parlent au nom de la Tunisie et aucun n’est réellement habilité à le faire par manque de compétence technique et de savoir-faire culturel.

Les carences culturelles :

La culture diplomatique est à distinguer de la diplomatie culturelle. Pour la première, il s’agit du savoir-faire accumulé et transmis de génération en génération avec le souci permanent de l’actualisation et de la remise à niveau. Pour la deuxième, c’est ce qu’on appelle la « soft power » qui fait de la culture un puissant instrument au service de la géostratégie et de l’économie du pays. Le pouvoir d’influence que représente la culture permet de compenser les carences en « hard power ».

Le savoir-faire diplomatique en Tunisie ne trouve aucun relais dans le fonctionnement du ministère. Dans les pays développés cette culture diplomatique trouve des structures idoines à même de la mettre au service du pays. Les diplomates américains par exemple, ne connaissent aucune mise à la retraite réelle, tels les soldats de réserve, ils restent à la disposition de départements d’Etat aussi bien pour des actions ponctuelles que pour transmettre leurs savoir-faire aux générations suivantes. On procède par accumulation et non par élimination. Dans notre pays, on s’empresse d’éliminer les diplomates en les poussant à la retraite et avec eux toute la culture diplomatique accumulée depuis des décennies. Ce procédé n’a aucune autre motivation que de libérer la place à d’autres personnes pour qu’elles puissent profiter des avantages et des privilèges qu’offre le statut du diplomate. Tant pis si au passage la Tunisie perd la culture de la performance et de l’élégance intellectuelle et physique.

Depuis les premières heures de la diplomatie tunisienne, nous avions fait le choix du « soft power » et misé sur une approche politique pacifiste avec la culture comme instrument diplomatique. Aujourd’hui, l’attractivité culturelle de la Tunisie et le capital sympathie qu’elle a engendré, est en train de fondre comme neige au soleil. La puissance de notre « soft power » qui faisait l’image de marque diplomatique de la Tunisie et compensait notre fragilité en « hard power » est aujourd’hui perdue. La Tunisie est aujourd’hui plus vulnérable que jamais. Sans colonne vertébrale diplomatique, c’est la paralysie qui distingue ce corps devenu inerte.

Pourtant, nous avions eu plusieurs fenêtres d’opportunités, toutes gaspillées : premier pays initiateur d’un mouvement de liberté qui a changé la face du monde ; prix Nobel de la paix, sympathie des démocraties occidentales, mansuétude des bailleurs de fonds. Tant de possibilités offertes à la Tunisie qui devaient être consolidées par des stratégies programmatiques et des mises en œuvre pratiques de réformes structurelles à même de renforcer notre positionnement stratégique. Rien de tout cela n’a été fait, bien au contraire, nous avons dilapidé ce capital en inversant la tendance et avec elle la perte de confiance, de crédibilité et d’image de marque. Maintenant que la diplomatie tunisienne est littéralement sinistrée, que devrions-nous faire pour mettre un terme à cette dérive et impulser un nouvel élan ?

Restructuration et modernisation :

Le ministère compte encore quelques compétences qui ne demandent qu’à être davantage impliquées et sollicitées. Sans une structure adéquate, moderne et efficiente, on ne peut pas espérer un meilleur rendement. Cela passe tout d’abord par un changement important dans l’encadrement juridique du statut du personnel et une modernisation des moyens et des méthodes de travail. La mise à jour des statuts du personnel est une nécessité absolue. Tout d’abord, il va falloir les mettre en adéquation avec la nouvelle Constitution de 2014, qui ouvre la voie à de nouveaux droits mais aussi à des devoirs.

Il faudrait aussi revoir de fond en comble les procédures et les conditions de l’évolution des carrières, les critères de nomination, la couverture santé, les droits sociaux et plus particulièrement la scolarisation des enfants des diplomates. Le chantier est bien plus grand et nécessite une remise à plat de l’ensemble du système en faisant en sorte que les réformes profondes à introduire soient en adéquation avec les moyens du pays.

La restructuration implique aussi la refonte des moyens et des méthodes de travail. Il est plus qu’urgent de faire en sorte que notre diplomatie soit au diapason des bouleversements techniques que connaît le monde et d’investir massivement dans le digital et dans la dématérialisation. Comme il est aussi impératif de décloisonner les départements et de mettre en place des méthodes de travail à même de créer une synergie interne et une mise en commun de l’information. De nouvelles techniques issues de la révolution digitale devraient être introduites pour renforcer la sécurité et améliorer la circulation de l’information. Même le patrimoine immobilier de nos missions devrait être rationnalisé et optimisé. Tant de chantiers à mettre en place tout en veillant à une cohérence d’ensemble visant à servir au mieux les intérêts de la Nation.

Le « rebranding » de notre diplomatie :

Notre diplomatie a besoin d’une nouvelle ingénierie articulée autour du diplomate lui-même. Une fois convenablement formé, le diplomate doit être l’élément essentiel dans les rouages du nouveau système. Au lieu d’être une simple caisse de résonnance tout juste bon à faire du reporting, comme c’est le cas aujourd’hui, le diplomate devrait avoir davantage de marge de manœuvre pour exprimer son point de vue et émettre des analyses. Etant sur le terrain et en prise directe avec les évènements, l’avis du diplomate devrait être pris en compte à tous les niveaux.

La « soft power » comme axe majeur de la diplomatie tunisienne doit se transformer en « Smart power » pour emprunter un concept attribué à Joseph Nye et Suzanne Nossel et qui implique la recherche de la meilleure combinaison possible d’outils à la disposition du diplomate en adéquation avec les données objectives dont il dispose. Les outils, diplomatiques, politiques, juridiques, économiques et culturels devraient tous être utilisés par le diplomate dans sa gestion des intérêts de la Nation. C’est là où réside l’ingénierie diplomatique et le recours aux compétences classiques du diplomate combinées avec les nouvelles technologies.

Notre diplomatie a besoin d’une structure capable de produire de l’intelligence diplomatique à travers des cellules de recherches et de mise en commun des compétences. Il serait alors fort utile de créer un Institut Interdépartemental d’Ingénierie Diplomatique (3ID) dans lequel se conçoivent les process de travail et les stratégies.

Aucun pays dans le monde ne peut assurer sa souveraineté économique et sécuritaire sans avoir une diplomatie réactive et pragmatique. L’interdépendance des Etats dans tous les domaines, l’accélération de l’Histoire, l’instabilité géopolitique, rendent de plus en plus compliquée la mission du diplomate. Il a une constante et des variables. La constante est l’obligation de défendre les intérêts nationaux. Les variables sont les données géopolitiques et géostratégiques en mouvement constant sous l’effet de l’accélération de l’Histoire et de la mondialisation. La mission du diplomate consiste alors à trouver le point d’équilibre entre la constante et les variables en tenant compte des divergences d’intérêts entre les nations. C’est là où réside la « smart power » et l’ingénierie diplomatique.

Le « rebranding » de la diplomatie tunisienne devrait s’articuler autour de trois axes majeurs : une diplomatie économique appuyée par de nouvelles structures de représentation commerciale ; un positionnement politique articulé sur l’intermédiation et la recherche de la paix et le respect de la légalité internationale ; une souveraineté raisonnée qui tient compte de la constante et des variables.

Un tel rebranding ne peut être mis en œuvre que dans le cadre d’une réforme structurelle profonde des ressources aussi bien humaines que matérielles. Etant la vitrine du pays, la diplomatie tunisienne doit refléter une bien plus grande ouverture du pays sur les plans, politique, économique, social et culturel. L’ouverture culturelle étant la clé de toutes les autres ouvertures.

Hedi Ben Abbes
Universitaire | Plus de publications

Maître de Conférences à l'Université de Franche-Comté.

Diplômé en Droit et Science Politique.
Doctorat en Littérature et civilisation Anglo-saxonnes
Ancien Secrétaire d'Etat aux affaires étrangères.
Ancien Premier Conseiller diplomatique du Président de la République.
Auteur de plusieurs ouvrages et articles politiques et culturels.

 

 

 

 

 

Hedi Ben Abbes
Maître de Conférences à l'Université de Franche-Comté.
Diplômé en Droit et Science Politique.
Doctorat en Littérature et civilisation Anglo-saxonnes
Ancien Secrétaire d'Etat aux affaires étrangères.
Ancien Premier Conseiller diplomatique du Président de la République.
Auteur de plusieurs ouvrages et articles politiques et culturels.